France-Présidentielles : Le candidat de la finance aux portes de l’Élysée

Par Ramdane Mohand Achour
Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle française ont confirmé les pronostics des médias et instituts de sondage. Emanuel Macron et Marine Le Pen ont remporté le droit de disputer la deuxième manche. Première historique, les candidats des deux partis qui alternaient à la présidence depuis 1981, François Fillon pour Les Républicains et Benoit Hamon pour le Parti socialiste, ont été éliminés.
La plupart des commentateurs saluaient la prouesse du « jeune et brillant» Emanuel Macron. Inconnu il y a quelques années, il aurait réussi en moins de douze mois à conquérir le « cœur des Français ». Cette légende forgée puis martelée sans relâche par les médias nouveaux et traditionnels s’appuyait sur des enquêtes d’opinion réalisées par des instituts de sondage dont le rôle semble davantage relever du conditionnement des esprits que de la compréhension des intentions de vote de l’électorat.
A mille lieues du conte de fées, la réalité s’avère plus prosaïque. Le candidat du mouvement En marche ! s’est préparé – il serait plus juste de dire « a été préparé »– depuis longtemps à accomplir son destin, ce dont attestent les puissants et multiples soutiens1 dont il a disposé. Des réseaux croisés de la haute finance et du patronat, de la haute hiérarchie administrative et de la sphère médiatique, culturelle et intellectuelle et même syndicale ont largement contribué à forger sa notoriété.
Le nombre incalculable de Une de journaux, d’articles et d’émissions qui lui ont été consacrées et la mansuétude, pour ne pas dire le soutien à peine voilé, de nombre de journalistes, analystes et commentateurs de chaînes de télévision et de radio publiques et privées ont largement justifié le qualificatif de « chouchou des médias » qui lui a été attribué par ses adversaires.
La réaction non feinte de soulagement des marchés financiers internationaux à l’annonce de sa victoire devrait quant à elle instruire ceux qui s’illusionnent encore sur la véritable nature des intérêts que « l’innocent jeune homme » défend…
L’enfant légitime de l’UMPS
Emanuel Macron n’est donc pas sorti spontanément de la cuisse de Jupiter. Il porte au contraire la marque de fabrique de puissants parrains. Mais c’est fondamentalement la conjoncture historique dans laquelle il a émergé qui explique son succès. Cette conjoncture se caractérise par l’achèvement du processus de conversion de la social-démocratie française au social-libéralisme.
Le slogan de campagne du candidat qui ne se prétend « ni de droite ni de gauche » correspond bien à l’état d’esprit dominant de cette conjoncture. Macron est en effet le produit direct d’une sorte de fusion de la droite (RPR, UMP, Les républicains-LR) et de la gauche (PS) françaises qui ont mené, en alternance ou ensemble (cohabitations), la même politique libérale au cours des 36 dernières années.
Au bout de ce cycle, ces deux familles politiques ont fini par ne plus se différencier l’une de l’autre. Le PS a géré loyalement les intérêts du capital financier globalisé (privatisations, délocalisation/désindustrialisation, démantèlement des acquis sociaux, attaques contre les droits et libertés syndicaux et démocratiques, CETA…) et s’est soumis aux institutions européennes.
La droite a rompu avec son nationalisme ombrageux hérité du général De Gaulle pour réintégrer le Haut-commandement de l’OTAN sous domination américaine. Il était logique, dans ces conditions, qu’à défaut d’une fusion organique assumée LR-PS finisse par naître de cette union un courant politique qui acte de l’inutilité de la distinction entre droite et gauche. Tel est le rôle d’En Marche !
Si ce mouvement a davantage mordu jusqu’ici sur la gauche que sur la droite, c’est parce que son jeune fondateur vient de cette famille politique et que la paire de fées François Hollande/Manuel Valls a veillé sur son berceau. Le jeune bébé aux dents longues n’a pas tardé à commettre un sanglant féeicide dont il n’est pas sûr qu’Hollande et Valls arrivent à se relever. Il a par la suite vampirisé le centre avant de récupérer quelques éléments de la droite néo-gaulliste.
Macron, c’est l’histoire d’une météorite qui a connu une ascension rapide, mais qui a peu de chances de résister longtemps aux contradictions profondes de la société. La crise mondiale du capitalisme néolibéral laisse en effet peu de place aux indécis et hésitants. Le discours attrape-tout « ni gauche ni droite » n’a qu’une efficacité temporaire, l’instant d’une campagne électorale.
Il ne tiendra pas face à la réalité d’un capitalisme qui produit des inégalités aussi abominables qu’absurdes. Souvenons-nous que les 8 personnes les plus riches du monde possèdent autant que 3,5 milliards d’êtres humains. Cinquième ou sixième puissance économique mondiale, la France compte 6 millions de chômeurs et 9 millions de pauvres…
Vers une nuit des longs couteaux à droite ?
En quelques mois seulement, la droite est passée du paradis à l’enfer. La victoire promise et annoncée s’est envolée. Le candidat qu’elle s’est librement donné lors de sa primaire et qu’elle a décidé de conserver malgré l’avalanche d’affaires qui lui collaient à la peau a transformé la campagne électorale en véritable cauchemar.
La ligne Fillon a également contribué à éloigner d’elle nombre d’électeurs et même de partisans et responsables à l’exemple du « gaulliste social » Henri Guéno. Conservatrice sur le plan sociétal (référence au christianisme, proche du courant Sens commun…), cette ligne était ultralibérale sur le plan économique avec l’annonce d’une suppression de 500 000 emplois de fonctionnaires et la remise en cause de la sécurité sociale par répartition…
Son candidat, qui a immédiatement tiré sa révérence, risque désormais de passer le plus clair de son temps à tenter de se défendre des graves et nombreuses accusations qui pèsent sur lui et sa famille.
Mais au-delà du destin de son ex-champion, la droite parviendra-t-elle à maintenir son unité, écartelée qu’elle est entre des secteurs qui lorgnent, qui vers le Front National, qui vers Sens commun, qui vers le centre et Macron, qui, enfin, vers une droite sociale ?
A cela s’ajoutent d’anciens et de nouveaux contentieux subjectifs et d’appareils, des haines tenaces nées d’ambitions contrariées et une rancœur qui devrait exploser comme un volcan à l’égard de celui qui a « pris toute la droite en otage » en se maintenant envers et contre tout. La consigne de vote pour le deuxième tour de la présidentielle a été l’occasion de voir s’étaler sur la place publique les divergences tactiques de la direction. Le bureau politique du parti a été contraint d’adopter une position ambigüe qui ne satisfait personne. Le parti LR sera-t-il suivi par un électorat désenchanté ?
De toute évidence, les chefs de la droite française aiguisent leur couteau pour s’en servir… en interne. L’intérêt immédiat de l’appareil du parti et de ses nombreux élus commande toutefois de différer la bataille au lendemain des législatives de juin prochain. Partir en ordre dispersé risquerait de provoquer la disparition totale du parti. Les dirigeants de LR freineront sans doute des quatre fers pour éviter l’irréparable. Véritable main invisible du parti, Nicolas Sarkozy est déjà à la manœuvre.
L’avenir du PS en question
La désillusion n’est pas moindre au sein d’un PS qui pensait avoir fait le plus dur en tenant une primaire délicate car initialement taillée sur mesure pour un François Hollande que son bilan calamiteux a finalement dissuadé de se représenter. Une primaire qui a dégagé un jeune candidat-frondeur immédiatement crédité de 18% d’intentions de vote par les instituts de sondage !
Benoit Hamon a finalement subi une défaite cinglante, le PS étant ramené au score calamiteux de son candidat en 1969. L’erreur du candidat aura été de persister à chercher jusqu’à la fin de la campagne à réaliser une impossible synthèse entre Radicaux de gauche, Verts, tendances multiples du PS et partisans de Mélenchon. Ainsi a-t-il continué à se réclamer d’une partie du bilan de Hollande tout en affirmant vouloir tourner la page du quinquennat. Il a voulu en finir avec la loi El Khomri tout en faisant une place à la ministre du Travail sur les listes électorales du PS à l’occasion des législatives.
Il prétendait incarner l’indépendance de la France sans pour autant contester la logique dominatrice des institutions de l’UE et de la BCE. Il voulait défendre la paix tout en restant dans l’OTAN et en se lançant dans la mise en place d’une défense européenne ouvertement dirigée contre la Russie.
Hamon n’a visiblement pas compris que la France se trouvait à la fin d’un cycle politique historique. Un autre cycle naît dans lequel la synthèse des politiques de gauche et de droite qui se réalisait autrefois dans le PS se cristallise désormais, très temporairement face aux nuages qui s’amoncellent, dans le mouvement En marche !
Dans ces conditions, l’utilité de l’actuel PS devient tout à fait relative. C’est cette incompréhension, davantage qu’un simple problème d’égo, qui l’a poussé à refuser de se désister au profit de Jean-Luc Mélenchon alors que l’équation électorale s’était totalement inversée au profit de ce dernier. Si 2 à 3% des électeurs de Hamon s’étaient reportés sur Mélenchon, le candidat de La France insoumise aurait été présent au second tour. Hamon porte ainsi une lourde responsabilité politique dans la défaite de la gauche française.
La fonction historique du mitterrandisme fut de ramener le Parti communiste français de 25% à 1 ou 2% de l’électorat français, de briser l’hégémonie de ce parti sur le mouvement syndical et sur des secteurs de l’intelligentsia et de convertir la social-démocratie au social-libéralisme et à la soumission à l’UE. Mitterrand bénéficia de la disparition de l’URSS et de la réunification allemande. Le rôle historique du hollandisme aura été de pousser la logique mitterrandienne jusqu’à son stade ultime en détruisant la matrice qui lui avait donné naissance. Mission largement accomplie avec un PS ramené à 6% et plus divisé que jamais.
Le conservatisme d’appareil et les intérêts des notabilités qui préparent les législatives de juin prochain seront-ils en mesure d’empêcher que le PS n’éclate sous l’effet de l’incompatibilité entre les deux gauches inconciliables qui le composent ?
Profitant de la cruelle défaite de celui qui l’avait battu à plat de couture lors de primaire de gauche, Manuel Valls fait le forcing pour conquérir le parti. Il y a peu de chances que ses adversaires (frondeurs, Aubristes…) le laissent faire. Le PS tiendra-t-il jusqu’aux élections législatives de juin prochain ?Il est permis d’en douter.
Le moment progressiste de la social-démocratie
Nombreux sont ceux qui annoncent, depuis des années, la mort ou la disparition prochaine de la social-démocratie au prétexte qu’à l’heure de la globalisation et du néolibéralisme triomphant, les bases matérielles objectives de la collaboration de classes entre la bourgeoisie et le mouvement ouvrier qu’incarne historiquement ce courant politique auraient disparu. Rien n’est moins sûr.
Certes, le rapport de forces et la rapacité insatiable de la bourgeoisie financière qui domine le monde la poussent à refuser aujourd’hui l’ancienne logique de compromis entre Travail et Capital. Mais historiquement, ce compromis ne fut pas octroyé – ni généreusement ni par ruse – par le Capital. Il lui fut au contraire imposé par les luttes du mouvement ouvrier dont la social-démocratie était l’expression politique.
Partisan d’une démocratie censitaire, le Capital n’accepta pas de gaité de cœur la mise en place d’une démocratie où les citoyens disposaient tous des mêmes droits, aussi formels fussent-ils. De même n’accepta-t-il pas spontanément de reverser à ses propres travailleurs une part de la plus-value qu’il leur extorquait ainsi qu’une part de la rente impérialiste provenant du pillage des peuples des colonies et des pays dominés.
La social-démocratie européenne a donc contraint, au cours du XIXème siècle, la classe capitaliste à faire des concessions. Elle a agi avant que le compromis entre elle et la bourgeoisie ne s’établisse et n’est donc pas le produit de celui-ci. C’est au contraire elle qui, par le truchement des luttes des travailleurs, a contraint le Capital à accepter l’émergence des conditions matérielles objectives du compromis. Au cours du XXème siècle, à l’époque des Trente glorieuses en particulier, c’est le PCF qui a progressivement rempli cette fonction de contrainte sur le Capital pour l’obliger à accepter le compromis avec le Travail.
Aujourd’hui le PS de François Hollande a totalement abdiqué face à la finance, mais Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont repris le flambeau. Ils incarnent une social-démocratie ou une néo-social-démocratie qui connaît un nouveau moment progressiste, du fait de la situation de défensive stratégique dans laquelle se trouve présentement le mouvement populaire. Mélenchon a fait une remarquable campagne politique. Il a réenchanté la vie politique de son pays par son sens de la pédagogie, par l’affirmation sans complexes des valeurs traditionnelles de la gauche…
Il l’a fait avec un programme qui n’avait rien de maximum. Un programme qui ne prétendait pas abattre le capitalisme, mais qui était extrêmement riche et cohérent et dont l’application aurait réellement – et non simplement en paroles – fait mal aux possédants en France et en Europe. En supprimant la loi El Khomri et la loi Macron, en passant à la 6èmeRépublique, en instaurant l’égalité des salaires entre femmes et hommes, en imposant la priorité écologique, en sortant de l’OTAN… il aurait effectivement contribué à modifier le rapport de forces entre Capital et Travail au profit des travailleurs et du mouvement populaire.
Il restera au courant incarné par Mélenchon ainsi que la gauche du PS à s’implanter durablement dans la société, à participer aux luttes quotidiennes, à renouer avec les catégories populaires (ouvriers, employés, jeunes…). Il en a les moyens, sans attendre la prochaine présidentielle.
Le courant social-démocrate se trouve d’ailleurs en pleine renaissance en France, mais également en Angleterre avec Jeremy Corbyn qui a évincé les Blairistes de la direction du Parti travailliste, aux Eats-Unis avec Bernie Sanders, en Espagne avec Podemos, en Grèce de janvier à juillet 2015 avec Syriza…
Le fait de savoir si cette néo-social-démocratie est en mesure de contraindre ou pas le Capital à accepter un nouveau compromis reste à débattre. L’abdication de Tsipras en Grèce constitue un élément de réponse, mais est loin de clore la discussion. Le compromis entre Travail et Capital doit-il, d’ailleurs, constituer l’horizon indépassable de notre temps ? Ne doit-il pas plutôt être considéré comme un moment de rééquilibrage du rapport de forces au profit du Travail, un moment qui ne peut durer que s’il s’intègre à une vision selon laquelle le capitalisme ne représente pas la fin de l’histoire et de la civilisation humaines ? La présidentielle française, absolument passionnante, remet sur le devant de la scène les questions de stratégie et de tactique que le mouvement populaire doit se poser et débattre.
- François Denord et Paul Lagneau-Ymonet : Emmanuel Macron, la finance et le pouvoir. Les vieux habits de l’homme neuf. Le Monde Mars 2017.
Le processus constituant comme alternative à l’impasse multidimensionnelle