Derrière le visage avenant de la grand-mère, la face sinistre du va-t-en-guerre

Par Ramdane Mohand Achour
Il a suffi que Donald Trump ordonne le tir de 59 missiles tomahawk sur la Syrie et se renie publiquement en déclarant que l’OTAN n’est pas une organisation obsolète pour que tous ceux qui l’accusaient plus ou moins ouvertement d’être un agent russe lui tressent des lauriers. Qu’ils soient démocrates ou républicains, américains, européens ou japonais, israéliens, turcs ou saoudiens, de droite ou de gauche, au pouvoir ou dans l’opposition, tous les bellicistes occidentaux ont salué la détermination du nouveau « commandant en chef » ! Et tant pis si ce dernier a trahi ses engagements « isolationnistes » assénés durant toute la campagne électorale américaine de 2016. Après tout, les promesses n’engagent que ceux qui y croient…
Le locataire de la Maison-Blanche a justifié son revirement à 180 degrés par le gazage de la population de Khan Sheikhoun qu’il a attribué quasi immédiatement à l’aviation syrienne. Ses alliés européens, israéliens, arabes, turcs… ont amplifié la dynamique, relayés par leur impressionnant dispositif médiatique mondial chargé de conditionner « l’opinion publique ». Pourtant, « aucune enquête, aucune preuve, n’est venue étayer cette accusation. »(1)
L’émotion légitime suscitée par les images présentées de façon totalement indécente au Conseil de sécurité de l’ONU par la représentante des Etats-Unis « ne justifie pas à elle seule de frapper un supposé coupable sans enquête internationale, sans conclusions formelles, sans preuves. »(2) La prudence et la retenue s’avéraient d’autant plus indispensables qu’il existait des précédents d’interventions américaines basées sur des accusations non fondées et/ou sur des preuves falsifiées : Irak en 2003, Libye en 2011…
Il convient par ailleurs de rappeler que « les États-Unis qui sont parmi les grands accusateurs, sont la dernière démocratie à avoir employé des armes chimiques avec les 80 millions de litres de l’Agent Orange, défoliant fabriqué par Monsanto, déversés durant l’opération Ranch Hand de 1961 à 1971 au Vietnam, au Cambodge et au Laos.
L’histoire serait du passé si la justice américaine qui accepte d’indemniser les GI’s qui en ont subi les effets, ne refusait toujours d’indemniser les 3 à 4 millions de victimes Vietnamiennes. La France, qui a été cobelligérante aux côtés de l’Irak, a refusé de condamner l’emploi des armes chimiques par Saddam contre les troupes iraniennes dans la péninsule de Falloudja de1981 jusqu’à la terrible attaque contre Al Halabjah au Kurdistan en mars 1988. »(3)
En l’absence d’enquête sérieuse et impartiale menée sur le terrain et afin de comprendre ce qui s’est passé à Khan Sheikhoun, il convient de nous situer sur un autre terrain, celui de l’analyse politique. On constate à ce propos que le régime de Bachar el Assad a pris en 2016 un ascendant déterminant et peut-être même décisif sur le plan militaire. Soutenu par la Russie, l’Iran, le Hezbollah et par une partie non négligeable de son peuple sans laquelle il serait tombé depuis longtemps, il contrôle l’essentiel de la « Syrie utile » et des grandes villes du pays.
Lentement, mais sûrement, son pouvoir s’étend dans toutes les directions par la reconquête militaire de territoires perdus ou par des accords signés avec des groupes rebelles locaux. Pourquoi, dans ces conditions, aurait-il pris le risque de briser cette dynamique ascendante en franchissant une « ligne rouge » qu’il ne pouvait en aucun cas ignorer depuis le précédent de l’été 2013 où les impérialistes américains, français et anglais furent à deux doigts de dévaster le pays ? Quelle importance stratégique revêt Khan Sheikhoun pour que Damas prenne le risque d’annuler les gains militaires et politiques obtenus depuis la chute d’Alep et l’arrivée à la présidence américaine de Donald Trump ? Celui-ci n’avait-il pas déclaré publiquement que l’ennemi principal des Etats-Unis était Daech et que la question du sort d’El Assad devait être réglée par les Syriens ?
Dans la guerre qui sévit depuis des années, le régime syrien a sans doute commis beaucoup d’erreurs. Mais aucune d’entre elles n’était stratégique. Certes, le régime baathiste n’a rien de démocratique, mais on ne peut lui dénier une intelligence politique certaine, contrairement à celui de Saddam Hussein en son temps. Or, l’entêtement des dirigeants, des médias et des va-t’en guerre occidentaux, relayés par de nombreuses personnes dans le monde arabe, les amène à largement sous-estimer l’intelligence politique du régime syrien et de ses alliés.
Leur diabolisation permanente et sans nuance de Bachar el Assad les aveugle au point de les pousser à soutenir des contre-vérités flagrantes. C’est ainsi que rappelant à juste titre le caractère dictatorial du régime baathiste syrien de Hafez el Assad, un intellectuel algérien n’hésitait pas récemment à écrire : « C’est un régime où la Kabylie (le Kurdistan syrien) vivrait un «Printemps noir» permanent et où ce ne serait pas seulement la gendarmerie qui tire sur des jeunes et en tue une centaine, mais l’aviation qui bombarderait et incendierait des villages au napalm. (On oublie que le père (Hafez) et son frère ennemi Saddam Hussein n’avaient pas utilisé seulement le napalm, mais aussi l’arme chimique contre les Kurdes au plus fort de leur puissance dans les années 70… »(4)
Or, s’il est vrai que Saddam Hussein a gazé des villages kurdes, ce n’est pas le cas de Hafez el Assad qui n’a recouru ni au napalm ni à l’arme chimique contre les Kurdes. Etait-il moins dictateur pour autant ? Assurément non. Mais le fait d’enquêter uniquement à charge et d’en rajouter sans retenue affecte la portée et la crédibilité de la critique du régime syrien par son auteur.
Les groupes de l’opposition takfiriste soutenus par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie ont tout intérêt, en revanche, à faire porter la responsabilité du massacre sur le régime syrien dans l’espoir d’une intervention militaire occidentale. En perte de vitesse sur le terrain militaire et politique, la rébellion gagnerait énormément si le régime était reconnu coupable. Il y a donc de fortes chances, politiquement parlant, que le gazage de Khan Sheikhoun soit le produit d’une «intervention sous fausse bannière »(5.)
L’administration Trump ne doit pas, de son côté, être dédouanée. Le gazage de Khan Sheikhoun a pu constituer une aubaine pour un président dont le taux d’approbation atteint 5% en ce début de mandat. Un président qui a échoué à abroger l’Obamacare et à faire passer le muslim ban. « Rien de tel que l’envoi de quelques missiles Tomahawk pour rehausser la stature d’un président en panne »6, écrivait une journaliste française qui notait un rééquilibrage au sein de l’administration Trump « au profit d’une ligne plus traditionnelle ».
La décision de frapper la Syrie a d’ailleurs été saluée unanimement par des démocrates et des néoconservateurs. Le revirement de Trump sur la Syrie s’inscrit dans une sorte de « retour à l’orthodoxie républicaine » qui se traduit par un assouplissement de « la rhétorique sur le libre-échange », un oubli de « la promesse de droits de douane de 45% sur les importations chinoises » et l’envoi d’une armada au large de la Corée.
Le revirement de Donald Trump confirme qu’au-delà de la rhétorique de campagne électorale existe un large consensus entre démocrates et républicains en matière de politique étrangère. Le déclin des Etats-Unis et, plus généralement, du camp occidental (Amérique du Nord, UE, Japon, Corée, Australie, Nouvelle-Zélande…) rend les dirigeants impérialistes particulièrement agressifs.
Au lieu d’employer leur force à trouver des solutions, à passer des compromis et à développer des coopérations mutuellement avantageuses, les américains font dans la fuite en avant. Ils multiplient les interventions militaires directes et indirectes (Syrie, Irak, Afghanistan, Yémen…) qui provoquent des dégâts incommensurables comme en Libye. Ils encouragent l’intransigeance israélienne, mais aussi saoudienne contre l’Iran et marocaine contre les Sahraouis…
En Europe, les occidentaux jettent de l’huile sur le feu en Ukraine, déploient les forces de l’OTAN aux frontières de la Russie et développent un discours belliciste vis-à-vis de Moscou et Poutine. En Amérique latine, ils travaillent à déstabiliser tous les gouvernements de gauche, même les plus modérés. Et en Asie, ils dépêchent des forces armées considérables pour menacer la Corée du Nord de la rayer de la carte.
Face à la dangerosité des dirigeants de la triade impérialiste, la préservation de la paix constitue un impératif concret. Il convient de soutenir toutes les forces qui, dans les pays du Nord, s’opposent à la militarisation, à l’esprit guerrier dominant et à la politique de la canonnière. Les pays du Sud doivent en même temps être en mesure d’assurer leur défense pour dissuader tout agresseur.
Les États-nations sont dans la ligne de mire des impérialistes. Il s’agit de les renforcer. Leur défense doit se trouver en adéquation avec leur potentiel réel afin d’éviter de s’épuiser dans une course insensée aux armements. Une défense qui fasse de la population la colonne vertébrale de son dispositif.
Enfin, il convient de préserver l’ordre international (ONU), même si cet ordre a été créé par et pour les grandes puissances. Car dans la situation actuelle marquée par les immenses dangers qui guettent l’humanité, l’ONU constitue un cadre multilatéral très inégal et incomplet, certes, mais un cadre dont les Américains et leurs alliés de l’OTAN et d’ailleurs entendent s’émanciper à chaque fois que leurs intérêts le commandent.
Du Sahara Occidental au Yémen en passant par la Libye, la Syrie, l’Afghanistan et Israël, la liste des violations du « droit international » est longue. N’étant pas actuellement en mesure de sortir de l’ONU par le haut, c’est-à-dire au profit d’une organisation supérieure plus efficace et efficiente, l’humanité risque de voir triompher le règne la loi de la jungle. C’est sans doute ce à quoi aspirent les docteurs Folamour qui gouvernent le mond
1 –Kaïs Ezzerelli : Syrie-armes chimiques. Ils en ont rêvé, Trump l’a fait!
- Idem.
- Pierre Conesa : Enièmes massacres en Syrie : comment la triplette Etats-Unis/Arabie saoudite/Israël a perdu la main au profit du trio Russie/Turquie/Iran.
- Ali Bensaâd : Ce que l’Algérie peut nous dire de la Syrie et vice versa.
6-Catherine Gouëset : Comment Trump prend ses distances avec la droite nationaliste-identitaire.
Le processus constituant comme alternative à l’impasse multidimensionnelle